Research studies

L’auteur marocain contemporain et ses personnages en quête d’identité : exemple de Fouad Laroui

 

Prepared by the researcher : Abdellah EL AMRAOUI –  FLLA, Université Ibn Tofaïl, Kénitra, Maroc

Democratic Arab Center

Journal of cultural linguistic and artistic studies : Twenty-sixth Issue – December 2022

A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin.

Nationales ISSN-Zentrum für Deutschland
 ISSN  2625-8943

Journal of cultural linguistic and artistic studies

Résumé

Dans l’œuvre romanesque de Fouad Laroui, le personnage est le point focal de tout récit. Ce personnage peut être privé de tout, y compris son nom propre, mais il ne semble pas prêt à être dépourvu de son identité. Les tribulations que chacun des personnages de cet auteur traverse ne sont en fin de compte que des épreuves de consolidation de sa propre personne au sein d’une société de rejet. Ainsi, la quête d’identité est susceptible de se métamorphoser en identité de la quête. Une recherche permanente à se revendiquer tel quel, à être accepté parmi les siens d’abord puis auprès de la culture Autre. Le tiraillement culturel et linguistique peut constituer un obstacle important dans cette quête perpétuelle.

Abstract

In Fouad Laroui’s novels, the character is the focal point of any narrative. This character may be deprived of everything, including his own name, but he does not seem ready to be deprived of his identity. The tribulations that each of this author’s characters goes through are ultimately only tests of consolidation of his own person within a society of rejection. Thus, the quest for identity is likely to metamorphose into the identity of the quest. A permanent search to claim oneself as such, to be accepted first among one’s own people and then with the Other culture. The cultural and linguistic tug-of-war can constitute an important obstacle in this perpetual quest.

 Introduction

Notre étude vise une exploration du sens autour de l’identité dans les romans de Fouad Laroui qui est une figure importante de la littérature marocaine contemporaine. Auteur d’une dizaine de romans, Laroui aborde des thèmes chers à notre société et à notre siècle comme l’identité, la tolérance, le respect de l’individu, le terrorisme… Pour cette étude, nous avons choisi comme thème de recherche « la problématique de l’identité » qui occupe une place essentielle dans les romans de l’auteur. Nous nous proposons de cerner ce sujet dans le cadre d’une étude thématique qui nécessite tout de même une approche multifocale à la fois sémiotique et phénoménologique. Outre la trilogie de Laroui qui comprend Les dents du topographe, De quel amour blessé et Méfiez-vous des parachutistes, le présent travail aura en guise de corpus, les deux derniers romans du même auteur en l’occurrence Ce vain combat que tu livres au monde et L’insoumise de la Porte de Flandre.

Dans les paragraphes qui suivent, il sera d’abord question de souligner les manifestations d’une éventuelle crise identitaire auprès des personnages de Laroui, notamment l’anonymat du héros et le handicap linguistique du personnage-narrateur dans la trilogie de l’auteur. Ensuite, se mettra en place une exploration de l’affirmation d’identité et de l’évaluation de l’intégration des personnages dans les pays d’accueil tels la France et la Belgique.

La crise identitaire : l’étranger malgré lui

Le personnage-narrateur anonyme

Nous nous pressons de dire tout de suite que dans les romans qui constituent la trilogie de Fouad Laroui, le lecteur peut deviner que le narrateur-personnage du premier texte Les dents du topographe (2000, chapitres 16 et 31) est, lui-même, celui du deuxième roman intitulé De quel amour blessé (2008, chapitre 2) et du troisième récit Méfiez-vous des parachutistes (2012, chapitres1 et 9). Les trois œuvres ont en commun un fil conducteur implicite mais facilement repérable.

D’un point de vue théorique, Jean-Philippe Mireaux avance que le personnage : « est l’un des éléments fondamentaux de la structure romanesque » (Mireaux : 1997, 7). Cet essayiste français ajoute dans l’introduction de son livre intitulé Le personnage de roman que par la pratique du personnage :

L’écrivain s’inscrit dans le monde, l’interroge, le conteste, le représente ou le valide ; Par le phénomène de réception, la catégorie de personnage renouvelle l’appréhension du monde. Par la contemplation esthétique, le personnage ouvre la voie à une libération subjective qui transcende imaginairement les normes du comportement (Mireaux : 1997, 8-9).

De sa part, Michel Erman précise quant à lui dans un article qu’il a publié en 2003 qu’aujourd’hui, l’écriture romanesque : « cultive cette tradition du personnage divisé et, dans la société actuelle, celui-ci se trouve souvent coupé de tout lien social car il y a incompatibilité entre lui et la communauté qui l’entoure » (Erman : 2003, 164).

Au début de sa carrière d’écrivain, Fouad Laroui n’attribue pas une image précise et identifiable à son personnage. Dès les premières pages des romans constituant la trilogie de cet auteur, le lecteur constate que le personnage principal n’a pas de nom propre, il est désigné soit par un attribut paternel tel que « Le fils de Kader », soit par un nom de chose comme « Machin » ou alors par le pronom personnel « je ». L’impossibilité de se définir, de dire ce qu’ils sont. Telle est l’une des caractéristiques communes des personnages des premiers textes larouiens.

Rappelons rapidement que dans la conception classique du personnage, celui-ci portait un nom propre et avait un portrait physique et moral. Ce nom est une manifestation qui annonce, aux dires de Tzvetan Todorov et Oswald Ducrot, « les propriétés qui lui seront attribuées (car le nom propre n’est qu’idéalement non-descriptif) » (Ducrot et Todorov : 1972, 291). Ne pas avoir un prénom prive le personnage de cette qualité d’annoncer ce qu’il est au juste et d’être facilement accessible à la mémoire du lecteur.

Dans le cas des personnages larouiens, il est laissé au lecteur actif le soin de collecter les propriétés du personnage, nonobstant son anonymat afin de créer un profil qui convient à ses horizons d’attente.

Personnage anonyme, tel est le qualificatif qui correspond au Fils de Kader, narrateur et personnage principal du roman Les dents du topographe très souvent substitué par le pronom personnel « je », le narrateur est qualifié ou traité par d’autres sobriquets tel que le délinquant (Laroui : 1996, 36), Ould la Missiou (Laroui : 1996, 48), le Nasrani (Laroui : 1996, 49), ou encore monsieur l’ingénieur (Laroui : 2000, p181). Il a également été tantôt élève de la mission à Casablanca (Laroui : 1996, 6), tantôt infirmier sans diplôme à Ahsen (Laroui : 1996, 48) ou alors ingénieur dans le désert (Laroui : 1996, 171) Généralement, le lecteur a tendance à sympathiser voire à s’identifier au personnage du roman, mais ici le personnage se trouve, lui aussi, dépourvu de sa propre identité.

De même dans De quel amour blessé, le narrateur, qui est également un des personnages principaux, est dépourvu de son prénom. Cet anonymat est appuyé par une narration plutôt subjective des événements, focalisation interne à l’appui : « Pour moi, la rue de Charonne restera toujours liée à quelques événements concernant mon cousin Jamal et son amie Judith » (2008, p9). C’est dire que pour le narrateur, tout ce qui importe, c’est sa perception des choses et non sa propre existence. Ce personnage joue le rôle de montreur ou de médiateur entre les autres personnages d’un côté et le lecteur d’un autre côté. Il tire son importance de son anonymat car le lecteur doit suivre cette voix inconnue pour saisir les péripéties du récit. Pour Michel Zéraffa : « Même quand une narration est animée par un simple pronom personnel ou un simple regard anonyme, ceux-ci peuvent être légitimement considérés comme des personnages » (Zéraffa : 1971, 125-126). Une voix ou un regard ne doivent pas tout de même déconcerter le lecteur car, quoiqu’il ne porte pas de nom, ce personnage demeure toujours une positivité et sa déconstruction est toujours en fin de compte une reconstruction. Le lecteur reconstruit le portrait du personnage à travers la narration qu’il lui fournit mais aussi par le biais de ses dialogues et réactions tout le longs du récit. Si l’auteur déconstruit son personnage, c’est pour éveiller l’esprit réflexif du lecteur. Notons ici que Nathalie Sarraute fait partie des écrivains qui accordent rarement des noms et des caractéristiques à leurs personnages, elle le dit clairement dans son essai intitulé L’Être et le Soupçon :

C’est à contre cœur que le romancier lui accorde tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable : aspects physique, gestes, actions, sensations, sentiments courants, depuis longtemps étudiés et connus, qui contribuent à lui donner si bien compte l’apparence de la vie et offrent une prise si commode au lecteur (Sarraute : 1956, 47).

Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de souligner qu’une différence est perceptible dans Méfiez-vous des parachutistes. En effet, le « je » devient « Machin ». L’individu continue à se démarquer, non pas par son anonymat, mais cette fois-ci par son pseudonyme. Il s’appelle désormais Machin. À Cette appellation omnisciente, s’ajoute çà et là l’adjectif « individu » que lui jette, par exemple, à titre d’injure un agent de police : « Ce n’est qu’un individu » (Laroui : 1999, 15) ou encore lorsqu’il se décrit lui-même en disant :

Pendant quelques semaines, jusqu’au début du mois de décembre, je restai en marge de divers chaos, tribus, groupes et sous- ensembles dont se composaient les Bitumes. Mon ambition était de demeurer un singleton, un homme sans importance collective, tout juste un individu. (Laroui : 1999, 35)

Machin a de la famille certes, mais il préfère vivre en individu et se réduire à lui-même. À la question « Qui êtes-vous ? » (Laroui : 1999, 37) que lui pose Le Cigare, le personnage homodiégétique est paniqué, cette interrogation l’obsède avant même d’être posée. C’est son point faible, elle provoque chez lui des réflexions profondes concernant l’identité et avant de se réduire à rien en pensant : « Monsieur, je ne suis rien » (Laroui : 1999, 37), il erre dans ce monologue :

Qui suis-je ? La question de l’identité est liée à ce privilège terrible : l’homme [l’individu] pense et sait qu’il pense. Dès le stade du miroir, on sait que dans l’Autre il y a moi. Définir ce moi pour le Cigare ! Vite…Je pourrais me défausser sur un gourou quelconque, ou un sage, et affirmer que la question ne se pose pas : certaines religions de l’Extrême-Orient ne visent-elles pas l’abolition du moi… (Laroui : 1999, 37).

Le personnage réfère à Jacques Lacan et à son stade du miroir, l’événement par lequel l’enfant reconnaît son image dans le miroir comme la sienne propre. C’est la première fois que l’enfant assume son image comme totale. Mais pour Machin, ce stade du miroir est raté même à l’âge de vingt-sept ans. Il a besoin de l’autre pour le définir en sept mots : « Vingt-sept ans. École des mines, parle l’anglais, célibataire » (Laroui : 1999, 40). Et ce, sans pour autant évoquer son prénom. Il est réduit à sept petits mots et c’est ce qui rappelle la définition donnée par Alain Robbe-Grillet qui donne l’explication suivante : « Le roman des personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marque l’apogée de l’individu. Peut-être n’est-ce pas un progrès, mais il est certain que l’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. » (Robbe-Grillet : 2012 : 28).

Certes l’époque actuelle est une époque des compétences de tous domaines et que la valeur individus se mesure à l’aune des connaissances notamment linguistiques à commencer par sa propre langue maternelle.

L’exil linguistique ou quand la langue fait défaut

Du latin exsilium, bannissement ou lieu d’exire, le substantif « exil » signifie dans son sens moderne l’expulsion hors de sa patrie avec défense d’y revenir. C’est dire qu’à la base, l’exil n’est pas un choix mais une condamnation du sujet exilé. Aujourd’hui, il y a des personnes qui « choisissent » leur exil. Un choix souvent malheureux et forcé pour une raison ou une autre. Dans la trilogie de Fouad Laroui, il va sans dire que le recourt à la langue française pour s’exprimer constitue pour les personnages un exil linguistique imposé par beaucoup de circonstances.

L’une des problématiques que soulève l’œuvre de Laroui est celle qui concerne l’identité linguistique de tous ceux qui ont fréquenté l’école française. Tourmentés par le sentiment d’inappartenance, ces personnes, se trouvent perpétuellement en exil que ce soit chez eux ou ailleurs. Fouad Laroui, ayant lui-même vécu l’expérience, décrit avec une parfaite lucidité, et non sans un sens de l’humour sous-jacent la plupart de ses écrits, les situations paradoxales que traversent ses personnages qui se sentent étrangers partout, notamment parmi les leurs.

Le personnage est dépaysé de son milieu socio-culturel d’origine à cause de la scolarisation à l’occidentale qu’il a eue (ou subie) dans la mission française, et partant, de sa méconnaissance de la langue arabe. Dans Les dents du topographe, le fils de Kader explique son incompréhension de cette langue, voire son mépris en ces termes : « Moi, l’élève studieux de la Mission Universitaire et Kulturelle Française, je n’avais que mépris pour l’arabe, cette langue des rues, à laquelle collait un parfum de misère. Le français me suffisait » (Laroui : 1996, 6), pour continuer, quelques lignes plus tard, « C’est un coup d’État ! me cria mon frère, en français » (Laroui : 1996, 6). Sa scolarisation au sein de la mission française lui a inculqué un mode de penser le monde en extrême contradiction avec les traditions et habitudes de chez lui. Il n’a jamais appris l’arabe ni le berbère, seuls moyens susceptibles de faciliter la communication avec les siens. C’est ainsi que le narrateur décrit son expérience exilique quoique chez lui.

Plus tard, le jeune homme est traité de de Ould la Missiou. Cet attribut est révélateur du sens, d’ailleurs dans un long monologue de Méfiez-vous des parachutistes, le narrateur Machin soulève avec rancune cette problématique de la langue maternelle :

C’est quoi la langue maternelle ? La langue de la mère, tout simplement ? Si c’est le cas, ce devrait être le marocain. Le seul problème, toutefois, c’est que le marocain n’existe pas. Ce que ma mère et quelques millions d’âmes parlaient dans ma jeunesse était une ratatouille de mots arabes, berbères, français, plus quelques mots d’espagnol et des ad hoc pour faire nombre […] Même cette langue je ne la parlais pas car je fréquentais une école primaire française puis le lycée Lyautey de Casablanca. J’y étais interne, l’isolement était parfait. Hors du lycée j’étais un étranger dans ce maudit Casablanca, énorme, illimité, poussiéreux, et que de fois battu comme plâtre par ceux qui savent la langue. […] Peu d’échange avec ma mère et toujours concernant le boire et me manger (Laroui : 1999, 88).

Lui qui se disait avec moins d’humour et plus d’amertume ne pas avoir de langue maternelle à proprement parler : « Aurais-tu compris, Bouazza, que je n’ai pas de langue maternelle, que c’est une blessure béante […] Ça m’a coûté, mais j’arrive à le formuler, ce malaise » (Laroui : 1999, 87). Le malaise que constituait l’incompréhension du narrateur par son entourage est relaté avec non moins de rancœur dans ces mots : « Sept ans durant j’ai joui de l’hospitalité et de la générosité d’un homme avec lequel je n’ai pas échangé un seul mot. Il est mort. […] De quoi haïr cette circonstance : avoir été étranger dans mon pays lui-même » (Laroui : 1999, 90)

Place aux spécialistes pour mieux comprendre le déchirement identitaire du personnage dû à l’absence de langue maternelle. Le didacticien Philippe Blanchet estime que la langue, plus que véhicule d’identité, « en permettant l’avènement du « soi » dans la sphère sociale, elle participe intimement de la construction identitaire du sujet individuel. Et en tant qu’objet social partagé, elle constitue une dimension spécifique de l’identité collective » (Blanchet : 2007). Ne pas avoir de langue maternelle, est presqu’un handicap identitaire. Il coupe court toute tentative de communication avec l’autre.

De son côté, Magda Stroinska considère le rôle de la langue dans la re-construction identitaire dans un article en ces termes :

Thus language, or languages with which we grow up are factors in identity construction. They take an active part in shaping our individual vision of the world and are the medium of our interaction with people around us. They serve as filters between the others and us; they define us for the others and define the others in interaction with us… (Stroinska: 2003, 195).

C’est le cas justement pour l’ingénieur Machin qui, faute de langue commune, il n’arrive pas à dire à son envahisseur Bouazza qu’il en a marre de sa présence chez lui, surtout que le parachutiste ne comprend pas le français. Voici les propos de Machin qui illustrent cette non-communication, cette distance virtuelle que la présence corporelle ne peut remplacer :

Mais dans quelle langue ? Je pense tout cela dans celle de Voltaire, mais les seuls mots français que Bouazza comprenne sont : penalty, corner, parking et striptease. Alors j’essaie de m’expliquer dans son patois. Je cherche mes mots et je n’arrive qu’à baragouiner quelque chose comme : – Moi pas très content. Toi t’en aller. (Laroui : 1999, 75).

Cet exemple illustre à quel point, la langue, comme moyen de communication peut créer des fossés même parmi les citoyens du même pays.

Compte tenu des deux manifestations de la crise identitaire du personnage dans la trilogie de Laroui que sont l’anonymat et le handicap linguistique, les exipits des trois œuvres aboutissent, chacun à une solution différente afin de laisser au lecteur le soin de comprendre et par conséquent agir à cette problématique. Ainsi, si le fils de Kader décide de quitter son pays une fois pour toutes, et le narrateur de De quel amour amour blessé colle tous les malheurs du monde au père, le protagoniste Machin quant à lui décide de faire face à son handicap afin de pouvoir vivre avec tout en aimant Bouazza. Car finalement quitter le pays risque, au lieu d’être une solution, d’aggraver davantage le fossé de rupture ou conduire quasiment au choc.

Le choc identitaire ou le terroriste malgré lui

Les deux derniers romans publiés par Laroui représentent en quelque sorte l’émancipation des premières œuvres notamment Les dents du topographe. Toutefois la narration et les évènements sont perçus sous un autre angle de vue dicté d’abord et avant tout par le cadre spatio-temporel. Les événements passent en Europe dans la deuxième décennie de ce troisième millénaire, autrement dit vingt après le tout premier roman.

À cela s’ajoute un premier constat ; les personnages principaux ont désormais chacun un nom propre voire plus Ali pour Ce vain combat que tu livres au Monde et Fatima ou Damy pour L’insoumise de la Porte de Flandre. Et ce sont justement leurs noms qui vont les condamner.

Les noms qui condamnent

Dans une France qui se revendique laïque et ouverte sur toutes les cultures, Ali, un brillant ingénieur débarque depuis dix ans et décroche un poste important dans une société d’informatique. Il vit paisiblement en compagnie de Malika l’institutrice dans le même appartement et avec qui il se prépare pour une longue histoire d’amour. Une histoire qui va mourir avant sa naissance mais c’est la faute de qui ?

Le narrateur prétexte son récit pour faire des flash-back sur l’Histoire commune des deux rives de la méditerranée perçue sous deux interprétations différentes tantôt orientaliste, tantôt occidentaliste. L’enjeu de l’auteur dans ces rétrospections est d’aider le lecteur à mieux comprendre le triste destin d’Ali, cet informaticien qui perd son poste à cause de son prénom. Le rejet de la société d’accueil va engendrer une terrible fin au jeune homme qui a tant rêvé de vivre à la parisienne. Fouad Laroui se sert de son talent de pédagogue pour retracer cette Histoire combien sanglante et dont les conséquences s’étalent jusqu’à nos jour.

Le personnage principal de cette œuvre subit une transition sans précédent, le l’extrême à l’extrême. D’abord, il était persuadé que sa vie s’améliore de plus en plus à Paris et que son poste lui vaut une grande reconnaissance. Ensuite, sous le choc du rejet, il plonge dans l’ombre du totalitarisme islamiste. Ce passage brutal d’un état à un autre s’explique dans quelques réactions faites par Ali lui-même :

Mesdames, messieurs : je vous présente le modèle républicain français ! La République ne reconnait pas les groupes, les communautés, …seulement les individus ! Mais ça, ça ne marche pas pour Bouderbala. Eux, c’est eux, mais Bouderbala, c’est pas lui, c’est tout un groupe. […] Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! Ton frère musulman. (Laroui : 2017, 77)

C’est dire que la société occidentale qui se vante pour l’égalité et la fraternité n’est en fin de compte qu’illusion et que l’intégration pure et dure dans ces sociétés exige un certain nombre de sacrifice, notamment accepter d’être un citoyen de deuxième degré. C’est ce que disait Hamid, un maitre de conférences, parait-il, intellectuel répliquant à Ali qui, après avoir démissionné, commence à avoir l’impression de devenir étranger à Paris dont il a tant rêvé : « – Mais tu es étranger, ici ! C’est un fait, c’est indéniable. Moi aussi, d’ailleurs. On n’est pas les enfants de la mère Michu » ( Laroui : 2017, 130). Le rejet et la marginalisation qu’a subis Ali vont avoir des répercussions néfastes sur sa personne et sur son entourage. Hamid continue son ultime conférence autour de la question « Quand est-on vraiment étranger dans un pays ? » (Laroui : 2017, 131), sous le regard coi d’Ali en disant :

 Tu sais qu’il y a eu, il y a quelques mois, un colloque d’historiens à la Sorbonne organisé par notre chère Najat, la ministre ? Ils devaient réfléchir à la question suivante : [L’Histoire est-elle une science sociale, un récit ou un roman national ?] […] Il y a donc un roman national, écrit par Lavisse ou par un autre, peu importe, et la question est de savoir si tu t’y reconnais ou non. Si la réponse est non, alors tu es un étranger. (Laroui : 2017, 131).

Ali n’y est pas. Il est étranger par la force mathématique de la logique de Hamid. Mais comment peut-on admettre qu’une société aussi éclairée que le France peut considérer les gens par leurs prénoms ? Laroui, en tant que romancier, s’engage pour décrire une réalité choquante, car il est conscient que seul le choc est capable de pousser les gens à réfléchir. C’est pourquoi, à travers les chapitres qui suivent, il a fait en sorte que son personnage principal sombre dans le radicalisme, pire encore, Ali, qui cohabitait à la française avec Malika, Ali qui buvait à la française dans les bars de la rue Charonne, Ali, le même, finit par être admis en Syrie comme djihadiste auprès de Daech.

Dans un sous chapitre intitulé Eux et Nous de son essai Le choc des civilisations, Samuel Huntington revient sur cette notion séparatiste du globe au lendemain de la guerre froide, le monde aspirait à une planète unie et solidaire mais beaucoup d’idées ont vu le jour notamment cette opposition : « nous et eux, le groupe et les autres, la civilisation et les barbares. Les intellectuels eux-mêmes ont divisé le monde en en Orient et en Occident, Nord et Sud, Centre et périphérie … »  Créer deux mondes en un seul, séparer le meilleur du pire, telles sont les théories qui ont engendré cette culture du choc. Ali, en a souffert, amèrement

Avoir une identité n’est suffisant dans un monde qui n’accepte pas les différences, qui a peur des disparités. Un monde où l’autre est rejeté pour la simple raison qu’il ne me ressemble pas. Toujours dans ce monde où les étiquettes et stéréotypes sont collées aux gens à tort et à travers. Si un arabe est extrémiste, c’est que tous les autres arabes le sont. La méfiance est reine du choc.

Fouad Laroui met en filigrane l’Histoire pour dénoncer l’intolérance qui mène aux conflits. Le personnage a choisi de sombrer dans l’extrémisme religieux et a fini par quitter la France pour aller se venger de la France. Son regret tardif lui a couté la vie. L’auteur appelle à davantage d’ouverture et de dialogue des cultures. Un dialogue auquel tout le monde participe et duquel le tout le monde sortira gagnant.

Le caméléon identitaire

Le dernier roman publié, jusqu’à l’écriture de ces lignes, s’intitule L’insoumise de la porte de Flandre. Ses événements se passent en Belgique, et c’est l’histoire d’un meurtre causé par un amour unilatéral non déclaré. Étudiante brillante à l’université, Fatima vit avec une double identité, elle est tantôt marocaine chez ses parents, tantôt européenne à la Porte de Flandre ou chez son amie Emma. Mais Fawzi qui aime la première, s’étonne en voyant la seconde et commet un crime suivi par un Allahou Akbar passager.

Le personnage principal de ce roman a donc une double identité. Elle s’appelle Fatima et Damy. Chez ses parents, elle est Damy mais elle laisse comprendre que c’est Fatima « Je ne peux pas les quitter. Ils ont besoin de moi, mes parents » (Laroui : 2017, 31). Au travail, elle est Fatima mais elle donne l’impression que c’est Damy « Dany se faufile dans l’ouverture et disparait » (Laroui : 2017, 37). Pire encore, dans la rue, elle n’est ni l’une ni l’autre : « Je ne suis pas vraiment celle que vous croyez » (Laroui : 2017, 23). Fouad Laroui met l’accent ici sur le va et vient entre l’être et le paraitre dans la mesure où le personnage est tel un caméléon qui, à défaut de ne pas pouvoir s’affirmer en tant que tel, cherche plutôt à passer pour.

Damy passe pour Fatima dans son Molenbeek car elle sait que les gens du coin la guettent. Elle passe également pour Fatima pour les beaux yeux de ses parents qui ne lui ont jamais demandé de porter le niqab et qu’elle porte pourtant. Elle passe pour Fatima la déesse d’amour aux yeux de Fawzi à qui elle n’a jamais adressé un mot et qui la suivait des yeux partout où elle va. En même temps, Fatima passe pour Damy, la fille à jupette, la fille aux cheveux en l’air, aux yeux de son amie Emma qui ne cesse de lui proposer de venir habiter chez elle en colocation. Elle passe pour Damy aux de Johnny, son patron par accident. Au travail, elle se débarrasse du niqab, elle laisse tomber la jupette et se laisse couvrir de rien si ce n’est masque de loup pour laisser son public tout dévisager sauf son propre visage.

Fouad Laroui est un conteur talentueux, il manipule son texte sous forme d’une caricature qui vise d’abord à étonner le lecteur pour susciter en lui une réflexion profonde sur les faits qu’il peint. Ici l’héroïne, se masque pour ne pas se démarquer. Dans la profondeur des choses, Fawzi n’aimait pas Fatima pour sa personne, il l’aimait pour son apparence et quand il l’a détestée, il l’a fait également pour la même raison. Laroui nous rappelle combien les apparences sont trompeuses.

Conclusion

En somme, en tant que romancier et intellectuel contemporain, Fouad Laroui écrit, entre autres, pour dénicher la bêtise humaine sous toutes ses formes. L’identité individuelle est chose sacrée à ses yeux et qu’il faut respecter. Malheureusement dans l’ère où nous vivons, beaucoup d’images du mépris et de négligence invoquent une méditation plurielle autour de l’intolérance et le rejet de tout ce qui est différent. L’œuvre de Laroui dépeint la Réalité de son pays ainsi que celles des autres pays notamment la France et la Belgique concernant ces problématiques dans l’espoir de les repeindre joliment dans un monde, espérons-le, de tolérance et où altérité et identité soient synonymes.

Bibliographie

 Œuvres du corpus :

  • LAROUI Fouad, Les dents du topographe, Paris, Julliard, 1996, 189 p.
  • LAROUI Fouad, De quel amour blessé, Paris, Julliard, 1998, 165 p.
  • LAROUI Fouad, Méfiez-vous des parachutistes, Paris, Julliard, 1999, 192 p.
  • LAROUI Fouad, Ce vain combat que tu livres au monde, Paris, Julliard, 2016, 275 p.
  • LAROUI Fouad, L’insoumise de la Porte de Flandre, Paris, Julliard, 2017, 144 p.

Autres ouvrages consultés :

  • MIRAUX Jean-Philippe, Le personnage de roman : genèse, continuité et rupture, Paris, Éd. Nathan, 1997, 128 p.
  • DUCROT Oswald et TODOROV Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, 480 p.
  • BARBÉRIS Pierre et All. Sociocritique : Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Dunod, 1998, 189 p.
  • BARTHES Roland et All. Littérature et réalité, Paris, Éd. Seuil, 1982, 192 p.
  • BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 243 p.
  • COURTÉS Joseph, Analyse sémiotique du discours, de l’énoncé à l’énonciation, Hachette, Supérieur, 1991, 304 p.
  • DUJARDIN Edouard, Le monologue intérieur, Paris, Édition Albert Messein, 1931, 126 p.
  • ERMAN Michel, Poétique du personnage de roman, Paris, Éd. Ellipses, 2006, 142 p.
  • FINKIELKRAUT Alain, L’identité malheureuse, Paris 2013, Gallimard, Coll. Folio, 240 p.
  • GOLDENSTEIN Jean-Pierre, Lire le roman, Paris, Édition De book, Collection Savoirs en pratiques, 2005, 171 p.
  • GONTARD Marc, Le Moi étrange. Littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, (coll. « Critiques littéraires »), 1993, 212
  • MAALOUF Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de Poche, (coll. « Littérature & Documents »), 2001, 189 p.
  • MAURIAC François, Le romancier et ses personnages, Paris, Éd. Buchet – Chastel 1933, 222 p.
  • SARRAUTE Nathalie, L’Être et le Soupçon, Paris, Gallimard, 1956, 151 p.
  • ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau roman, Paris, Les éditions Minuit, 2012, 182 p.

Sites Web :

  • BLANCHET Philippe, « L’approche interculturelle comme principe didactique et pédagogique structurant dans l’enseignement/apprentissage de la pluralité linguistique » in Synergies Chili, N°III, 2007. Dir. Olga María Díaz. Cet article est consultable sur https://gerflint.fr/Base/chili3/chili3.html.
  • « A propos du personnage dans le roman français contemporain » in Études romanes de Brno, 2003, Vol. 33 Cet article est consulté le 01 juin 2022 sur le site : https://digilib.phil.muni.cz/bitstream/handle/11222.digilib/.
  • Michel Zéraffa, « Roman – Le personnage de roman », in Encyclopédie Universalis, sur le site : https://www.universalis.fr/encyclopedie/roman-le-personnage-de-roman/.
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المركز الديمقراطي العربي مؤسسة مستقلة تعمل فى اطار البحث العلمى والتحليلى فى القضايا الاستراتيجية والسياسية والاقتصادية، ويهدف بشكل اساسى الى دراسة القضايا العربية وانماط التفاعل بين الدول العربية حكومات وشعوبا ومنظمات غير حكومية.

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