Philosophical reflection on historical facticity in En compagnie des hommes by Véronique Tadjo and Les veilleurs de Sangomar by Fatou Diome
Réflexion philosophique sur la facticité historique dans En compagnie des hommes de Véronique Tadjo et Les veilleurs de Sangomar de Fatou Diome
Prepared by the researche : Nabil Aaloui – Doctor of Letters University Ibn Tofaïl – Kenitra, Morocco
Democratic Arabic Center
Arabic journal for Translation studies : Ninth Issue – October 2024
A Periodical International Journal published by the “Democratic Arab Center” Germany – Berlin
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Abstract
Since the awareness of the importance of history in reorganizing the way of life of the group and the individual, from the birth of writing in the first civilizations, this discipline has not ceased to surpass human knowledge and even the methods used to apprehend it. In this perspective, the reflection carried out in this study proposes a particular outline of research on the relationship between History in the sense of philosophical facticity and narrative in the sense of human memory and imagination. The following study analyses the concepts of historicity, memory, imagination and oblivion, attempting to highlight them through some events found in the sub-Saharan works of En compagnie des hommes and Les veilleurs de Sangomar.
Résumé
Depuis la prise de conscience sur l’importance de l’Histoire à réorganiser le mode de vie du groupe et de l’individu, à compter de la naissance de l’écriture dans les premières civilisations, cette discipline n’a cessé de dépasser les connaissances humaines voire les méthodes utilisées pour l’appréhender. Dans cette perspective, la réflexion menée dans cette étude propose une esquisse particulière de recherche sur le rapport entre Histoire au sens de la facticité philosophique et le récit au sens de la mémoire et de l’imagination de l’être humain. L’étude suivante analyse les concepts d’historicité, de mémoire, d’imagination et d’oubli, en tentant de les mettre en exergue à partir de certains événements relevés des œuvres subsahariennes d’En compagnie des hommes et des Veilleurs de Sangomar.
1– Introduction
L’historicité et l’imagination, deux concepts qui semblent, au premier aperçu, très distants, mais qui ont des envergures sur le fonctionnement de la mémoire de l’être humain et de sa lutte acharnée contre l’oubli des événements tragiques, lesquels ont marqué son Histoire ou l’Histoire collective d’un peuple ou d’une communauté particulière.
Par ailleurs, le questionnement sur la facticité historique forme le pivot principal de la philosophie herméneutique élaborée, dans un premier temps, par Dilthey, et dans un deuxième temps par Heidegger. L’historicité ou la facticité historique est davantage une composante essentielle de la fiction dans la littérature subsaharienne, comme nous allons le constater, puisque celle-ci, la littérature, marque un certain réalisme africain ayant pour objectif de changer la vision du monde chez le lecteur, par la reconnaissance des péripéties absurdes et des réactions subversives éprouvées chez les personnages-témoins, lesquels suscitent la compassion et la compréhension intelligible, ce qui mène le lecteur en fin de compte à adopter une perspective intersubjective avec le récit subsaharien.
Dans cette contribution, portant sur les œuvres romanesques des autrices ivoirienne, Véronique Tadjo, et sénégalaise, Fatou Diome, notre travail met l’accent sur quelques réflexions philosophiques de Paul Ricœur, de Hans-Georg Gadamer, de Guillaume Fagniez et de Henri Birault esquissées, par la suite, selon le raisonnement de la conscience lectrice. Ainsi, partant de quelques points de vue philosophiques sur l’Histoire, l’historicité et d’autres termes faisant allusion à l’imagination, nous allons, ensuite, projeter la synthèse de ces pensées sur certains fragments textuels qui marquent l’authenticité de la facticité historique, laquelle est introduite, grâce à la fiction subsaharienne, dans l’imaginaire du lecteur.
2- L’Histoire, l’historicité et la mémoire entre la réalité et l’imagination
L’Histoire et la mémoire sont deux concepts liés l’un à l’autre puisque, grâce à un recueil de mémoires, nous arrivons à reconstituer l’Histoire d’un peuple, et par le pouvoir métaphysique et particulièrement éthique de l’Histoire, nous parvenons aussi à reconfigurer une nouvelle mémoire collective d’une société ou d’une communauté à l’avenir.
En effet, les deux notions philosophiques de mémoire et d’Histoire possèdent une capacité de rapporter fidèlement la réalité ou de la transfigurer, selon des idéologies et des orientations bien déterminées. Dans cette perspective, Paul Ricœur parle de la fonction intermédiaire du « témoignage » pour rétablir la mémoire et l’Histoire les plus objectivement possibles, selon les critères de la fiabilité et de la fausseté. Il écrit : “Les faux témoignages […] ne peuvent être démasqués que par une instance critique qui ne peut mieux faire que d’opposer des témoignages réputés plus fiables à ceux qui sont frappés de soupçon. Or, comme il sera montré alors, le témoignage constitue la structure fondamentale de transition entre la mémoire et l’histoire.” (Ricœur, 2000, p. 26).
Ainsi, s’avère l’importance du témoignage pour la reconstitution d’une véritable Histoire, une Histoire conforme et compatible avec la réalité du monde. Paul Ricœur va plus loin dans sa définition philosophique de la mémoire, en la distinguant du souvenir. Pour lui, il est primordial de faire cette distinction sur des fondements solides, à savoir ceux de l’usage du temps phénoménologique, lequel permet de discerner les deux concepts susmentionnés. Il ajoute : “À l’encontre de la polysémie qui à, première vue, semble propre à décourager toute tentative même modeste de mise en ordre du champ sémantique désigné par le terme de mémoire, il est possible d’esquisser une phénoménologie éclatée, mais non radicalement dispersée, dont le rapport au temps reste l’ultime et unique fil conducteur. […] La première expression du caractère éclaté de cette phénoménologie tient au caractère objectal même de la mémoire : on se souvient de quelque chose. En ce sens, il faudrait distinguer dans le langage entre mémoire comme visée et le souvenir comme chose visée.” (Ricœur, 2000, p. 27).
De ce fait, selon la thèse de Ricœur, la mémoire représente en quelque sorte notre conscience, et le souvenir, pour sa part, évoque la chose conçue. C’est pourquoi notre mémoire fonctionne dans le présent, le passé et le futur, tandis que le souvenir ne s’active que vers le passé ou le passé récent. Il s’agit alors dans ce deuxième cas de l’Erlebnis (Gadamer, 1996, p. 246) issue de la terminologie diltheyenne ou de l’« expérience vécue » (Gadamer, 1996, p. 246), celle-ci offre à l’individu un aperçu portant sur les événement du monde l’ayant marqué pour reconstituer une forme d’histoire personnelle. Par ailleurs, Gadamer voit dans cette conception de l’histoire personnelle de Dilthey un déficit majeur, celui d’une individualisation intime pouvant dévier l’interprétation de l’Histoire dans son contexte le plus large et le plus subjectivement réalisable, à savoir celui du regard rétrospectif d’une société particulière sur elle-même, puisque les individus constituent une partie de l’Histoire et non l’Histoire dans toute son ampleur, c’est pourquoi Gadamer reproche à l’herméneutique diltheyenne de ne pas répondre tangiblement aux besoins d’une Histoire conforme à la réalité, puisqu’elle dépend uniquement de l’intimité de l’interprète qui prétend revivre individuellement les événements historiques du passé, sans prendre en compte l’ensemble des individualités ou la sphère culturelle qui forme son entourage sociétal : “Son point de départ [Dilthey], l’intimité des Erlebnisse, n’a pas pu rejoindre la réalité historique, parce que les grandes réalités historiques, la société de l’État, sont toujours en réalités prévenantes (vorgängig) à l’égard de chaque Erlebnis. La prise de conscience de soi-même et l’autobiographie, qui sont les points de départ de Dilthey, n’ont rien de primitif et offrent une base insuffisante au problème herméneutique, parce que par elles l’histoire est « reprivatisées ». En vérité ce n’est pas l’histoire qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons. Bien avant que nous accédions à la compréhension de nous-même par la méditation réflexive, nous nous comprenons de manière irréfléchie dans la famille, la société et l’État où nous vivons. Le foyer de la subjectivité est un miroir déformant.” (Gadamer, 1976, p. 115)
Gadamer découvre, alors, dans l’herméneutique phénoménologique de la conscience, contrairement au déficit de l’herméneutique historique de Dilthey, une manière de représenter l’Histoire à travers l’univers symbolique des mythes propres à chaque société, et par conséquent de rétablir une conscience collective qui pourrait constituer l’Histoire au sens général d’un peuple à partir de ses préjugés. D’autant plus, ce qui justifie la thèse soutenue par Gadamer, c’est le constat proclamé par Guillaume Fagniez dans son ouvrage intitulé Comprendre l’historicité, portant sur le progrès remarquable depuis l’herméneutique de Dilthey à celle de Heidegger. Le penseur belge écrit à propos de ce constat : “Ce prolongement de la philosophie de la vie chez Heidegger ne manque pas de faire inversement apparaître Dilthey, conformément à l’hommage formulé dans Être et Temps, comme le précurseur de la « tendance » nouvelle de la phénoménologie, et tout particulièrement du « tournant herméneutique » qui semble s’amorcer avec Heidegger. Dès la parution d’Être et Temps, l’évidence de ce rapport s’impose, qui fait voir en Dilthey le passé de Heidegger et en Heidegger l’avenir de Dilthey.” (Fagniez, 2019, p. 16).
Heidegger a vu, donc, selon le point de vue de Fagniez, dans l’interprétation historique de Dilthey une façon d’attacher la phénoménologie de Husserl à une certaine ontologie, ce qu’il appellera plus tard l’ontologie fondamentale. C’est pour cette raison que Gadamer considère la compréhension issue de l’herméneutique heideggerienne comme une étape fondamentale conduisant à « l’historicité », ou en d’autres termes au sens de l’Histoire pour l’interprète, lequel sera lié à l’Histoire par l’« intention ontologique », d’après le disciple de Heidegger : “Heidegger ne s’est intéressé au problème de l’herméneutique et de la critique en histoire que pour en dégager, dans une intention ontologique, la structure d’anticipation de la compréhension. Pour nous la question sera en sens inverse de savoir comment, une fois délivrée des entraves ontologiques du concept d’objectivité propre à la science, l’herméneutique pourrait rendre justice à l’historicité de la compréhension. La manière traditionnelle dont l’herméneutique se comprenait elle-même reposait sur son caractère de discipline technique. La remarque s’applique également à la tentative de Dilthey d’élargir l’herméneutique aux dimensions d’un organon des sciences humaines.” (Gadamer, 1976, p. 103).
Voilà pourquoi Gadamer considère l’herméneutique de Heidegger une voie menant à l’historicité, laquelle s’avère une compréhension ontologique liée avec le caractère phénoménologique de la science, à savoir l’étude des phénomènes historiques dans leur rapport avec l’intentionnalité de la conscience. À contrario, Gadamer dénonce l’attitude de l’« historicisme », dans l’exemple du théologien et philosophe allemand Schleiermacher, voulant se mettre dans l’âme d’une époque particulière par la maîtrise de ses valeurs et de la terminologie qui les caractérisent. Le philosophe allemand déclare en abordant ce sujet : “Le temps n’est pas d’abord un abîme qui doit être franchi parce qu’il nous sépare et nous tient à distance, il est en vérité le fondement qui porte ce qui arrive et où la compréhension présente plonge ses racines. La distance temporelle n’est donc pas quelque chose qui doit être surmonté. C’était la présupposition naïve de l’historicisme que de croire qu’il faut d’abord se transposer dans l’esprit d’une époque afin de penser selon ses concepts et ses représentations, au lieu de se servir des siens, dans l’espoir de parvenir à cette façon à l’objectivité historique.” (Gadamer, 1996, p. 81).
L’objectivité de l’Histoire est alors, selon la présupposition de Gadamer, impossible ou difficile à réaliser car le fait de s’introduire dans la manière de pensée d’une période historique particulière n’est pas évident, vu l’appartenance de l’individu à un mode de vie, à une famille, à un groupe et à un savoir-vivre d’une communauté authentique.
Par ailleurs, qu’en est-il, alors, du rapport entre mémoire et imagination ? Selon Ricœur, la mémoire est le noyau principal permettant de distinguer la perception de la représentation imaginative. Ainsi, il divise la mémoire en deux parties, en s’infiltrant dans la pensée originale de Matière et Mémoire de Bergson, et en donnant l’explication suivante : “ […] alors que la leçon apprise est, comme on vient de dire, « agie » plutôt qu’elle n’est représentée, c’est le privilège du souvenir-représentation de nous permettre remonter […] À la mémoire qui répète, s’oppose la mémoire qui imagine.” (Ricœur, 2000, p. 31).
Ce constat de Ricœur implique, de ce fait, que la représentation issue de l’imagination produit quelque chose de nouveau, voire de créatif, par rapport à la perception des objets visés qui constituent notre vision du monde. Henri Birault, quant à lui, évoque l’aspect séduisant de l’imaginaire et de l’imagination pour la plupart des penseurs de l’ontologie réflexive. Il rappelle davantage le point de vue porté par Kant sur une faculté occultée de l’être humain, celle de l’imagination : “Rien d’étonnant donc à ce que les philosophies modernes de la finitude trouvent dans une théorie de l’imaginaire ou de l’imagination pure la première esquisse d’une liberté ou d’une transcendance ontologiquement finie. Là même où la signification transcendantale de l’imagination paraît oubliée, c’est-à-dire dans l’Anthropologie, Kant ne rappelle-t-il pas que l’imagination est un pouvoir des intuitions, même sans la présence de l’objet ? Cette définition dit au moins deux choses : la première, que l’imagination est un pouvoir des intuitions ; la seconde, que ce pouvoir se manifeste particulièrement en l’absence de l’objet.” (Birault, 1978, p. 62).
L’imagination constitue ainsi pour le philosophe français un pouvoir à double fonctionnalité, à savoir celui de formuler les idées abstraites et de représenter les objets concrets. Par conséquent, l’historicité, en tant que sens de l’Histoire pour la conscience lectrice, reflète une partie intégrante de l’imagination voire de l’imaginaire en faisant allusion aux œuvres romanesques des Veilleurs de Sangomar et d’En compagnie des hommes. Cependant, par quel aspect se définit l’oubli par rapport à l’imaginaire issu de l’historicité dans les œuvres étudiées ? C’est la question fondamentale qui constituera la quête du lecteur par le truchement de l’analyse textuelle.
3- De l’historicité à l’oubli, finalités du témoignage à partir de certains fragments du récit fictif subsaharien
L’imagination occupe une place importante dans le récit des Veilleurs de Sangomar, néanmoins, elle évoque certains événements historiques ayant marqué la mémoire collective du peuple sénégalais, à savoir le naufrage d’une ferry nommée le Joola, un jour de l’année 2002. Une telle tragédie représente un témoignage du personnage de Coumba ayant connu le veuvage après la mort de son mari Bouba au bord du Joola, un jour de septembre. Coumba, en communiquant des informations détaillées sur les dimensions et la capacité du navire, est soutenue par les membres de son village natal : “ […] la majorité des villageois se faisaient un devoir de l’entourer de sollicitude. Tous savaient que, la noire nuit du jeudi 26 septembre 2002, lorsque le Joola coula, la vie de Coumba avait bu la tasse. Son mari, Bouba, était à bord et ne figurait pas sur la liste des 64 rescapés. Le ferry assurait la navette entre Dakar et Ziguinchor, […] d’où revenait Bouba. Bâtiment d’une longueur de 73,60 mètres, en flottaison, sur 12,50 mètres de large, le Joola rassurait par son envergure. Pourtant, malgré ses deux moteurs d’une puissance de 1600 CV, il avait sombré, entraînant avec lui ses 44 membres d’équipage et des centaines de passagers.” (Diome, 2019, p. 7).
L’impact de cet événement historique sur la population sénégalaise est, ainsi, un souvenir malheureux qui invite tout le monde à extraire les leçons moralisantes. Tandis que, pour Coumba ce mauvais souvenir est une attaque flagrante contre son droit de femme, celui de vivre à côté de son bien-aimé. L’événement historique de l’écroulement, ayant tué plus que le nombre des passagers du Titanic, a provoqué alors l’insouciance à l’échelle des médias occidentaux et de leurs sociétés civiles, ce qui a suscité plus de peine voire de douleur dans le discours de ce témoignage de la veuve : “Pendant que les idéalistes s’évertuent à nous unir, le capitalisme nous divise. À preuve, l’intérêt que l’opinion mondiale accorde à chaque catastrophe meurtrière est proportionnel à la puissance financière du pays concerné. Certes, l’identification influe sur le degré de compassion, mais la différence de leurs robes n’empêche pas les vaches de se reconnaître dans leur pré. À l’ère du Dow Jones et du Cac 40, […] Environ 2000 personnes noyées au large de Dakar ; cette nouvelle a-t-elle provoqué une minute de silence dans une ville européenne ou américaine ? En tout cas, Coumba n’en avait pas entendu parler. Pour les puissants, la mort des pauvres est aussi insignifiante que leur vie. ” (Diome, 2019, 67).
L’imagination issue d’un tel témoignage africain invite alors le lecteur à réfléchir sur la condition humaine, sur ce qui nous sépare en tant qu’êtres humains. Sommes-nous tous égaux ? Ou existent-ils des clivages mentaux ? Des questions rhétoriques qui contribuent à donner un sens de l’Histoire au lecteur, celui de l’historicité, en réagissant métaphysiquement avec le témoignage de ce récit subsaharien. Le questionnement rhétorique sur nos valeurs humaines ne se contente pas du niveau international, puisque l’indignation du témoignage touche davantage l’implication des mesures de sécurité non respectée au niveau national : “Le destin ? Quel mauvais sort, quelle sorcière, quelle sirène jalouse a coulé son amour ? Non, rien de tout cela ! s’emportait-elle in petto. Ni diable ni sorcière ! Seuls les irresponsables qui ont surchargé le Joola ont privé le Sénégal de tant de ses enfants et brisé le rêve de plusieurs de ses invités ! Plaider la guigne et la volonté divine ne calme que les autruches ! C’est l’inconscience, le dilettantisme, l’incompétence et le sentiment d’impunité qui ont sabordé le Joola. Rien d’autre ! De tels manquements rendent toute excuse scandaleuse ! ” (Diome, 2019, p. 135).
Ainsi, l’événement scandaleux du ferry, ayant provoqué des milliers de décès, invite l’imaginaire du lecteur à réfléchir et à retenir la morale du récit africain : l’éthique est d’avoir le sens de la responsabilité car chaque personne est responsable de ses actes.
Pour le deuxième récit, celui d’En compagnie des hommes, l’événement historique se mêle aussi avec l’imagination pour construire une nouvelle image à partir de plusieurs personnages-témoins. Il s’agit, dans un premier temps, du témoignage d’un docteur qui nous décrit une scène quotidienne, celle-ci dépeint les victimes contaminées par l’épidémie contagieuse de l’Ebola. Dans un deuxième temps, le docteur témoigne son trouble psychologique lors de ses sommeils nocturnes : “La première fois que je suis entré dans la salle de la zone à haut risque, un patient a surgi du couloir et s’est écroulé devant moi. Son corps couvert de sang et de fluides. Sur lui, des millions de particules d’Ebola. Mon cœur comme un tambour sous ma lourde combinaison. Il fallait le ramener dans son lit. Avec l’aide d’un infirmier, nous avons soulevé l’homme par les bras. Il était très agité, tremblait violemment. Son regard était empreint d’une frayeur insondable. Il a fallu lui administrer un calmant. Progressivement, il a cessé de se débattre. Nous avons alors pu le quitter afin d’aller nous occuper des autres malades. La nuit, j’ai des cauchemars. ” (Tadjo, 2017, p. 27).
Ce témoignage du docteur, dans le récit fictif, permet au lecteur de représenter la situation désastreuse de l’épidémie dans son imaginaire et d’avoir une perspective plutôt affective face aux médecins et aux victimes de la maladie contagieuse. Une autre voix se laisse entendre, il s’agit cette fois du « préfet, responsable des équipes de sensibilisation » (Tadjo, 2017, p. 61), qui témoigne l’inaptitude de la science vis-à-vis de la stratégie malicieuse de l’Ebola car, jour après jour, le virus conquit plus de terrain jusqu’à son arrivée au sol occidental : “Les experts en maladies infectieuses connaissaient bien l’existence du virus Ebola. Mais ils pensaient qu’il allait se comporter comme d’habitude. […] Le virus avait changé de tactique. Il avait quitté la forêt pour se rendre en ville, où la densité et la mobilité de la population étaient plus grandes. À partir de ce moment-là, sur place, les ONG donnent l’alerte : il faut agir vite ! Ils s’indignent du manque de réaction, affirment que si la crise avait frappé une autre région du globe, elle aurait été gérée différemment. Trop tard, l’épidémie est hors de contrôle. […] C’est alors que les premiers cas de contamination surviennent en Occident. Les médias s’affolent. La communauté internationale s’affole.” (Tadjo, 2017, p. 64-65).
L’affolement des médias occidentaux et de l’opinion publique internationale, témoignés par le préfet lors de l’arrivée du virus en Occident, montre une forme d’insouciance pour la vie des gens en Afrique subsaharienne, et une prédisposition au vice entre les êtres humains, celui de l’hypocrisie sociale, en accordant une grande importance à la vie de l’homme occidental indépendamment des autres races étrangères. Les cellules de crises sanitaires aux États-Unis est un autre exemple, cité par le préfet, qui indique que nul n’est épargné à la tragédie humaine : “Dans le même temps, un voyageur africain tombe malade aux États-Unis et rend l’âme quelques jours après son arrivée, contaminant ainsi deux infirmières. L’inquiétude est à son comble quand les Américains apprennent que la deuxième infirmière a pris l’avion après avoir traité le patient. Les autorités sanitaires sont forcées de retrouver la trace des 132 passagers qui ont voyagé avec elle et qui doivent être mis en observation. Le monde prend pleinement conscience de l’ampleur de la menace. Jusqu’où l’épidémie va-t-elle s’étendre ? Combien de temps va-t-elle durer ? L’éventualité d’une épidémie planétaire sème la psychose. Les pays occidentaux réalisent qu’ils sont vulnérables.” (Tadjo, 2017, p. 65).
Ainsi, la prise de conscience sur l’invulnérabilité des êtres humains, spécialement dans les pays dits développés, rend l’appel à l’aide internationale possible et accélère les mesures d’aide financières pour les pays du tiers-monde, sans rétablir une véritable émergence au niveau de l’infrastructure pour subvenir aux besoins urgents dans le domaine de la santé, au sein de ces pays : “Le conseil de sécurité de l’ONU crée une mission d’urgence, entièrement consacrée à la lutte contre Ebola. L’organisation demande à ses pays membres « d’accélérer et d’étendre de manière spectaculaire leur aide financière et matérielle ». Une mobilisation se met en place sur tous les continents, où de nombreux secteurs d’activité participent, publics et privés. Pourtant, l’argent ne suffit pas et le virus continue d’avancer.” (Tadjo, 2017, p. 66).
Par conséquent, les suites ravageuses de l’Ebola, ayant causé plusieurs millions de morts et de victimes, suscite chez le lecteur dans son échange intersubjectif avec le récit africain subsaharien : l’éthique du respect de l’engagement parce que dans le cas contraire, à savoir le manque de l’engagement, cela entraînera à des séparations mortelles douloureuses.
À la lumière des témoignages utilisés dans les deux récits subsahariens, le lecteur interprète le sens de la responsabilité et le respect de l’engagement, dans son rapport avec l’expérience du « monde vécu » (Gadamer, 1996, p. 246) et de la facticité historique par le truchement des souvenirs du naufrage du Joola et de l’épidémie de l’Ebola, comme des voies menant à ce que Paul Ricœur a nommé une « mémoire heureuse », une mémoire capable de triompher sur sa rivale malheureuse. Le philosophe français développe ainsi sa réflexion, en s’appuyant sur la définition donnée du philosophe et du théologien romain, Saint Augustin, sur le rapport établi entre la mémoire et l’oubli : “C’est en effet l’effort de rappel qui offre l’occasion majeure de faire « mémoire de l’oubli », pour parler comme anticipation comme Augustin. La recherche du souvenir témoigne en effet d’une des finalités majeures de l’acte de mémoire, à savoir de lutter contre l’oubli, […] Ainsi, une bonne part de la recherche du passé est-elle placée à l’enseigne de la tâche de ne pas oublier. De façon plus générale, la hantise de l’oubli passé, présent, à venir, double la lumière de la mémoire heureuse, de l’ombre portée sur elle par une mémoire malheureuse.” (Ricœur, 2000, p. 36-37).
Le rapport allant du souvenir à la mémoire, de la mémoire à l’historicité et de l’historicité à l’Histoire ou à la mémoire collective est, alors, le résultat de l’expérience de la facticité historique et du monde vécu par le lecteur. Celui-ci représente le sens de l’Histoire, à partir de la visée de sa conscience lectrice (la mémoire), dans sa corrélation avec les événements historiques visés (les souvenirs).
4- Conclusion
En somme, le témoignage, allant du souvenir africain à la mémoire malheureuse dans les deux récits fictifs Les veilleurs de Sangomar et En compagnie des hommes, offre une nouvelle perspective au lecteur, celle d’avoir une mémoire heureuse ou un rapport authentique à l’Histoire par l’historicité, laquelle est réalisable par le sens de la responsabilité et du respect de l’engagement, selon l’interprétation authentique du monde par la conscience lectrice.
Liste bibliographique
BIRAULT, H. (1978). Heidegger et l’expérience de la pensée. Paris : Gallimard.
DIOME, F. (2019). Les veilleurs de Sangomar. Paris : Éd. Albin Michel.
FAGNIEZ, G. (2019). Comprendre L’Historicité. Paris : Éd. Hermann.
GADAMER, H.G. (1996). La philosophe herméneutique. Paris : Éd. PUF pour la traduction française.
GADAMER, H.G. (1976). Vérité et Méthode. Paris : Éd. du Seuil pour la traduction française.
RICŒUR, P. (2000) La mémoire, L’Histoire et L’Oubli. Paris : Éd. du Seuil.
TADJO, V. (2017). En compagnie des hommes. Paris : Éd. Don Quichotte.